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14.06.2021
Idées

La culpabilité : un ressort de communication inévitable ?

  • Par Laurène Yung - Planneuse Stratégique

Flygskam, « honte de prendre l’avion », köpskam, « honte de consommer », les injonctions moralisatrices à questionner nos modes de consommation infusent le débat public. Cette remise en cause fait écho à un sentiment qui monte, l’« éco-anxiété » : « 3 Européens sur 4 pensent que les habitudes de consommation ne changeront pas et que la Terre continuera à être pillée de ses ressources » (Observatoire Cetelem de la consommation, 2020). Alors que consommer devient synonyme de mauvaise conscience, la culpabilité peut servir de levier de communication pour certaines entreprises qui tentent de trouver leur place dans un mouvement vers une consommation plus responsable, citoyenne et éthique. La cible principale ? La « guilt generation », cette « génération coupable » des 20-40 ans (Socialter, Faut-il se sentir coupable, numéro 43, 2020).

Des stratégies de communication que nous aborderons, en tentant de restituer l’état des lieux des différentes postures qu’adoptent les marques, à travers des exemples et des prises de paroles qui ont structuré l’espace public récemment.

La consommation, d’acte valorisé à coupable. 

Fin 2020 l’Observatoire Cetelem remarquait un tournant dans nos représentations : « l’âge d’or d’une consommation euphorique, statutaire, insouciante, symbole d’une amélioration des conditions de vie, témoin d’une société qui envisageait l’avenir avec envie semble désormais révolu (…). Si la consommation rimait avec horizon, désormais c’est plutôt avec déraison ». Ce qui nous fait nous sentir le plus coupable ? En premières positions, l’emballage plastique (52%), ne pas trier ses déchets (42%) et le fait de rouler en diesel (36%) (Cetelem, Observatoire de la consommation, 2020).

Les sociétés occidentales ont-elles atteint le « peak stuff » ou pic de consommation, après avoir dépassé le « peak oil », le pic de production de pétrole ? Cécile Désaunay, directrice d’études à Futuribles s’est penchée sur la question dans son essai La société de déconsommation, la révolution du vivre mieux en consommant moins (Gallimard, Manifesto, 2021). Elle observe l’émergence d’un idéal de « déconsommation » alors que les critiques à l’égard de la société de consommation et son impact environnemental, social et économique sont de plus en plus virulentes. Et ce mouvement vers une consommation plus responsable semble enclenché, comme le montre le succès rencontré par une application comme « Yuka », aujourd’hui utilisée par près d’un quart des Français et qui conduit 94% des utilisateurs à arrêter d’acheter certains produits (Mesure d’impact, Yuka, 2019).

Pourtant, elle conclut que même si le modèle actuel est en crise, ce phénomène doit être nuancé : on compense plus qu’on ne réduit notre consommation : « près de la moitié des Français déclarent vouloir maintenir leur niveau actuel de consommation voire consommer plus » (Les perspectives utopiques des Français au temps du Covid-19, L’ObSoCo, 2020). Une ambivalence qu’on retrouve dans la tension entre bon consommateur et bon citoyen, que décrit Philipe Moati, le Directeur de l’ObSoCo dans un entretien pour Usbek&Rica : nous sommes pris entre notre devoir de consommer pour participer à la croissance et la relance économique et notre volonté de réduire notre empreinte carbone. Deux injonctions contradictoires qui s’observent dans les extrêmes lors du déconfinement avec des files d’attentes de consommateurs devant les magasins Zara et dans le même temps, une manifestation des militants du mouvement Extinction Rébellion à Marseille pour dénoncer le retour à la surconsommation.

Autrement dit, changer nos habitudes ne se fait pas sans douleur : Cécile Désaunay remarque le découragement de nombreux citoyens face à l’ampleur de ce qu’il reste à faire. Un « burn out du colibri » qu’évoque l’influenceuse Coline sur sa chaîne YouTube, en mettant en avant la charge mentale qui repose bien souvent sur les femmes quand il s’agit de faire changer les habitudes de consommation d’un foyer, et la culpabilité qui les ronge si elles abandonnent.

Face à la forte dissonance cognitive à laquelle nous sommes de plus en plus confrontés, comment les entreprises se positionnent-elles ? Nous avons cherché à identifier les principales stratégies de communication mises en place par les marques, et comment elles tentent de résoudre nos conflits moraux, ou au contraire cherchent à les ignorer.

Entre postures moralisatrices ou déculpabilisatrices, plusieurs typologies de profils se distinguent : les marques responsabilisantes, culpabilisatrices, donneuses de leçons, hédonistes ou réactionnaires.

On vous en dit plus ?

Les marques culpabilisatrices : indiquer le comportement à suivre et afficher patte blanche pour s’affranchir des critiques. 

Déplacer la responsabilité collective vers la responsabilité individuelle, en occultant le poids du système dans lequel nous évoluons, c’est une posture qu’étudie le journaliste Youness Bousenna dans son article : « Guilt Generation, comment les industriels exploitent notre mauvaise conscience » (Socialter, Faut-il se sentir coupable, numéro 43, 2020). Son argument : depuis une dizaine d’années, la prise en compte de leur empreinte environnementale génère un sentiment de culpabilité chez les consommateurs, auquel les entreprises doivent répondre, pour éviter une remise en cause fondamentale du consumérisme.

À ce titre, il observe l’instrumentalisation de notre culpabilité avec l’exemple de Coca-Cola et son appel aux consommateurs pour atteindre ses objectifs de recyclage « N’achète pas de Coca-Cola si tu ne nous aides pas à recycler ! ». Un ton impératif qui nous rappelle le célèbre « Don’t buy this jacket » de Patagonia, mais qui s’inscrit lui dans la continuité de la démarche responsable de la marque qui reconnaît que toute production de vêtement à un impact négatif sur la planète.

Sur un autre plan, la communication publique pendant la crise sanitaire, qui insiste sur la culpabilité de chacun de contaminer ses proches pour inciter à respecter les règles sanitaires, est un bon exemple. Illustration parlante de la culpabilité utilisée à l’extrême, au Royaume-Uni, la campagne du gouvernement britannique “Stay home, Save lives” accuse les citoyens de ne pas respecter les consignes sanitaires : « look her in the eyes and tell her you never break the rules”.  Une communication trash culpabilisante qui s’inscrit dans la continuité de la communication publique dans la culture anglo-saxonne.

En France, un collectif d’experts en promotion de la santé apporte un éclairage sur les mécanismes de peur et de culpabilisation présents dans la communication gouvernementale depuis le début de la crise sanitaire, dans une tribune publiée en février sur Libération.

Ils mettent en avant la tonalité martiale qu’on retrouve dans la communication politique, en associant décompte des malades à des mesures de coercition, et les limites que révèle une telle communication : « limite de temps (elle ne peut durer éternellement au risque de s’étioler rapidement), limite d’objet (elle ne peut s’appliquer à toutes situations) et limite d’impact (toutes les personnes n’y répondent pas de la même façon) ».

Pour les signataires de cette tribune, face à une crise sanitaire globale, la communication doit rechercher l’unité du corps social plutôt que sa fragmentation. Une communication plus positive, qui valorise l’effort collectif qu’on retrouve dans la dernière campagne du Ministère de la Santé. Dans cette campagne, le Service d’information du gouvernement encourage les Français à « tenir ensemble » face à la Covid-19 et met en lumière la résilience des Français qui ont su s’adapter à une nouvelle normalité, réinventer leurs habitudes, et se montrer solidaire, depuis un an.

Les marques donneuses de leçons : affirmer sa supériorité morale, dans une posture descendante, quitte à rompre le dialogue.

La marque d’automobiles BMW s’est essayée au jeu du clash des générations avec sa campagne « What’s your reason not to change ? » qui attaque frontalement les « Boomers » pour tenter de séduire une nouvelle génération de clients, en reniant ses fidèles. Une approche conflictuelle que la marque adopte jusqu’à répondre « Ok boomer » sur twitter à un internaute, mais contre-productive : BMW finira par publier des excuses à la suite de ce commentaire.

L’expression « Ok boomer », marque ici la rupture du dialogue entre la jeune génération et les baby-boomers qui auraient égoïstement profité pendant des années d’un système capitaliste qui s’essouffle. La culpabilité collective est ramenée à une génération, responsable de tous les maux actuels. La réconciliation semble impossible alors que les visions sur les transitions en cours s’opposent : d’un côté les « boomers » se félicitent des avancées récentes et de l’autre la jeune génération s’indigne du manque d’ambition face au chemin qu’il reste à parcourir.

Dans son article « « Boomer » contre « millennials » : l’interminable lutte des âges » (La France qui vient, Cahier de tendances 2020, Fondation Jean Jaurès), le journaliste Vincent Cocquebert observe cet éternel retour du clash des générations dans le débat public, qui oppose une génération dominante à une génération sacrifiée. Mais cette lecture « millennials écolo contre boomers pollueurs » est à nuancer : le clivage générationnel est la plupart du temps faux et instrumentalisé pour critiquer ceux qui refusent le changement. D’ailleurs, d’après l’édition 2018 de l’enquête européenne « Valeurs » : « parmi les cohortes les plus récentes, nées dans les années 1990 et 2000, la défense de l’environnement est moindre (54%) que dans la cohorte des années 1970 (58%) ».

Pour le journaliste, cet affrontement des générations occulterait les vraies fractures de notre société : culturelles, territoriales, éducatives, etc. Et à terme, comporte un risque : « à force de structurer le discours social autour d’un imaginaire fallacieux de vieux profiteurs libidineux opposés à des jeunes frondeurs sans le sou, une guerre larvée des générations pourrait bien finir par advenir sur le mode de la prophétie auto-réalisatrice ».

Les marques hédonistes : se déculpabiliser et déculpabiliser le consommateur, en cherchant à se justifier à tout prix. 

Décomplexer la consommation pour qu’on puisse en retirer du plaisir est un mécanisme au cœur même du marketing, et dans ce sens l’utilisation de la culpabilité en communication n’est pas récente. Ce qui l’est plus c’est son instrumentalisation pour palier à la remise en cause du système capitaliste. Dans un contexte où les injonctions à la sobriété sont omniprésentes, certaines marques tentent de neutraliser ce mouvement, en déculpabilisant les consommateurs, quitte à créer des raccourcis peu heureux, qui versent souvent dans le greenwashing. On pense à la campagne récente de Daddy « le sucre est une plante », ou encore Interbev, l’interprofession du bétail et de la viande, qui reprend et détourne le mouvement flexitarien dans une publicité qui promeut la viande : « Naturellement flexitariens – Aimez la viande, mangez-en mieux ».

Alors que le flexitarisme encourage une forte baisse de la consommation de viande associé à un choix de produits de qualité, Interbev ne reprend que ce dernier principe, et véhicule l’idée selon laquelle être flexitarien c’est manger moitié carné, moitié végétal.

Ces discours hédonistes, déculpabilisants comportent un risque : celui de porter un message tellement positif qu’il en devient creux. A l’opposé de la culpabilisation, une posture « bisounours » qui flatte, réconforte mais ne mobilise pas pour passer à l’action.

Les marques réactionnaires : rejeter toute tentative de culpabilisation et assumer ses positions, jusqu’au « clash »

Dans un autre registre, certaines organisations rejettent frontalement les accusations qui leur sont faites. Sous le mode du « on ne peut plus rien dire » elles refusent l’ascendant moral des culpabilisateurs et assument leur position, quitte à aller au « clash ».

Cette posture littéralement réactionnaire s’affirme en opposition à un mouvement progressiste qui symbolise l’interdiction, la culpabilisation, pour cibler les réfractaires au changement et les conforter dans leur choix.

C’est l’exemple de la dernière publicité « la petite voix intérieure » pour les SUV de la marque Skoda, dans laquelle le consommateur est incité à profiter, comprendre ici rouler en SUV, sans se préoccuper de la petite voix moralisatrice dans sa tête. Ou encore cette publicité du Comité Interprofessionnel des Palmipèdes à Foie Gras, qui avait provoqué un tollé chez les auditeurs de France Inter. Petit aperçu : « Alors on ne peut plus utiliser sa voiture sans culpabiliser. On ne peut plus tenir la porte aux dames sans passer pour un dragueur. Bientôt on ne pourra plus s’asseoir sur l’herbe sinon on écrase les insectes rares. Heureusement qu’il nous reste le confit de canard. Un bon confit de canard vite fait au four sans chichi accompagné de patates sautées à l’ail en refaisant le monde dans la cuisine avec les potes, hein ! On ne va pas nous l’piquer ça. Le confit de canard, hum, le bonheur peinard. ».

Les marques responsabilisantes : mettre en lumière les incohérences entre notre morale et nos actions 

Nous l’avons vu, la volonté de faire évoluer nos pratiques dénote souvent avec la réalité. Ce « green gap », se révèle chaque année au moment du Black Friday avec l’ambivalence qu’il provoque chez les consommateurs, entre engouement et rejet : l ’ événement cristallise de plus en plus de critiques, tout en continuant à attirer les consommateurs – 62% des Français font des achats chaque année au Black Friday (BVA-Orange, 2019).

En réaction, de nombreuses marques boycottent l’évènement, tout en en faisant une opportunité marketing pour affirmer leurs valeurs : c’est le cas de Back market qui en profite pour dénoncer la surconsommation et justifier ses produits reconditionnés ou encore Camif qui ferme son site de e-commerce le jour du Black Friday pour marquer son désaccord avec l’évènement.

Même si ces marques prennent la parole lors de ce genre d’évènement pour justifier auprès de leurs publics leurs engagements, la démarche reste paradoxale. Nourrir son image de marque sur un événement qu’on rejette permet de toucher une cible bien précise – le public sensibilisé aux enjeux de la transition écologique – avec, in fine, l’objectif de répercussions sur les ventes et donc l’encouragement de la consommation.

Et pour les entreprises, un enjeu : comment sortir par le haut de ces postures et de leurs limites inhérentes ?

Les transitions en cours imposent aux marques de se définir, de prendre position par rapport à ce changement. Il ne s’agit plus de décrire les bénéfices d’une marque pour ses clients mais bien d’engager une relation tripartite entre l’organisation, son public et le contexte auquel elle doit réagir. Un positionnement qui fait maintenant partie intégrante de l’identité d’une entreprise. Mais qui implique en retour une réflexion sur comment la marque peut aborder les enjeux actuels et y apporter des éléments de réponse, de manière pérenne.

En définitive, dans un contexte de remise en question du modèle de la société de consommation qui intime aux organisations de participer à la transition en cours, deux postures se distinguent :

Le choix de la culpabilisation, en pointant du doigt l’écart entre nos valeurs et nos actions. Une piste qui construit de l’opposition, de la désunion. Et en réaction, des postures rétrogrades et contre-productives comme la déculpabilisation ou le rejet de toute responsabilité collective pour justifier l’acte d’achat.

Ou bien le choix de la responsabilisation, plus humble, pour chercher à s’améliorer d’abord et montrer la voie à suivre, et l’effort collectif à fournir pour y arriver. Un choix qui comporte néanmoins des limites pour une entreprise : être perçue comme « donneuse de leçons », voire être accusée de greenwashing si la responsabilité assumée n’est pas en accord avec les actions menées. Une posture qui requiert une sincérité radicale et qui ne doit pas servir de prétexte pour porter un discours lénifiant, qui gomme les aspérités et cherche à éviter le conflit à tout prix.

Alors certes, la culpabilité reste un repère crucial pour nous permettre de réaligner nos valeurs et nos actions, qui peut impulser un changement dans nos habitudes, nécessaire aujourd’hui. Mais est-ce un bon ressort ? Sentiment très individuel, la culpabilité est souvent instrumentalisée par des organisations pour justifier un modèle de consommation en crise, sans se remettre en cause.

La culpabilité n’est pas un levier de communication inévitable. Elle doit même être dépassée pour pouvoir intégrer à sa stratégie de marque la prise en compte du contexte et de l’impératif moral, en partant des citoyens et de leurs attentes.

Pour sortir par le haut des postures moralisantes ou déculpabilisantes que nous avons observé, la communication doit avant tout rechercher du sens et installer une compréhension commune des responsabilités entre une organisation et ses publics. C’est la condition pour ré-enchanter notre imaginaire collectif et faire évoluer durablement nos habitudes de consommation.